Depuis l’élection de Bachir Gemayel, Elias était hors de lui. Je le soupçonne d’avoir préparé un attentat contre Bachir, il me l’avait vaguement raconté lors d’un déjeuner quand j’étais adolescent mais à l’époque je n’avais pas posé de questions, je ne voulais pas en savoir plus. Je ne comprenais rien à cette guerre et ses enjeux et surtout Elias était mon exemple, je rêvais d’être comme lui, je l’avais même écrit à ma mère : « Je veux devenir comme Elias », un homme de paix qui par le seul pouvoir de son charisme défendait les faibles, c’est ainsi que je le voyais, et découvrir ce fait d’armes brisa mes rêves.
Des années plus tard, c’est en lisant le témoignage d’un des gardes du corps d’Élie Hobeika, l’un des chefs chrétiens les plus sanguinaires (encore un), que j’ai retrouvé le nom de mon oncle, Elias. Hobeika a eu une vie digne d’un personnage de voyou de superproduction hollywoodienne. Son homme de main le décrivait ainsi : « Il n’avait aucun ami. Il n’avait aucun amour ou respect pour sa famille. Il n’avait aucun programme politique. C’était un voyeur, le sexe et la destruction des familles étaient ses seuls plaisirs. » Une partie de sa famille et sa fiancée ont été tuées par des milices palestiniennes en 1976 lors du massacre de Damour. Presque tous les seigneurs de guerre ont perdu au moins un proche, tué dans un attentat ou une tuerie. Ceci explique peut-être la durée de ce conflit. Comme pour les mafieux, la loi du Talion s’appliquera pour ces morts et cette soif de vengeance n’a jamais de fin.
Hobeika retournera sa veste un nombre de fois incalculable, il fut prochrétien, très prochrétien, pro-israélien et enfin prosyrien tout en restant prochrétien et considéré comme l’un des responsables présumés des massacres de Sabra et Chatila où des civils palestiniens furent tués, violés, massacrés. Hobeika fut assassiné à Beyrouth en 2002 dans un attentat à la voiture piégée, deux jours avant d’aider la justice belge à définir le rôle qu’a joué Ariel Sharon dans ce « génocide », selon l’Assemblée générale de l’ONU dans une de ses résolutions.
Mon oncle paternel, Amine, avait été l’un de ses officiers de sécurité pendant des mois. Amine et Elias qui faisaient partie de camps opposés avaient donc finalement travaillé, à quelques années d’écart, pour ce même homme.
Je suis tombé sur ces phrases où le prénom et le nom de famille d’Elias étaient mentionnés : « Elias, un membre actif du Parti communiste libanais dont les mains étaient maculées du sang des chrétiens innocents, avait été banni des régions Est pendant toute la guerre. » Plus loin, il est écrit qu’il aurait travaillé à la fin de la guerre avec Hobeika qui avait obtenu le poste de ministre des Déplacés. Elias aurait escroqué de nombreuses familles en falsifiant des signatures. Enfin, rien n’est très clair. Elias aurait aussi volé des archives de journaux et d’imprimeries qu’il aurait toutes acheminées dans la librairie qu’il ouvrirait avec Habib. Et cette librairie aurait été mise au nom de ma mère qui vivait alors à Paris.
Qu’il est étrange de découvrir seul à mon bureau ces mots sur mon oncle, celui qui m’a bercé tout le long de mon enfance, que j’attendais impatiemment à Paris ou au Liban pour passer du temps avec lui, même quelques minutes. J’ai la sensation de vivre dans un film, que tout ce que je lis n’est que des histoires. Enfin, c’est ce que je me dis pour pouvoir digérer ces informations. Je ne sais pas si un jour je serai capable d’interroger Elias sur son passé, de le confronter. J’ai trop peur de l’entendre fanfaronner sur ces faits de guerre et de lui en vouloir ensuite. Le silence nous protège.
J’en ai parlé une fois à ma mère, qui m’a répondu que c’était un tissu de mensonges. Je la crois. Beaucoup de témoignages sur la guerre du Liban ont été écrits et la plupart d’entre eux sont remplis d’anecdotes mensongères comme ce livre sur Hobeika écrit par son bodyguard qui, en plus d’être très mal écrit, est un ramassis d’informations inexactes.
Il est impossible de dénombrer les livres qui ont été écrits (et le seront encore) sur la guerre du Liban. On trouve des romans, des récits, de très bons récits même, des pièces de théâtres, des recueils de poésie, des témoignages d’ex-miliciens, d’imams ou de curés assez farfelus. L’un des curés fait débuter la guerre du Liban avec le massacre de Damour comme si rien ne s’était déroulé avant sauf l’arrivée au Liban de « l’armée des réfugiés palestiniens ». Ont été publiés des récits politiques dont les auteurs sont des journalistes français ou anglais qui trouvaient dans le Liban un territoire où ils pouvaient naviguer facilement, un territoire à l’exotisme facile. Si le journaliste était de droite, les miliciens chrétiens étaient alors des héros et les palestino-progressistes, des salauds. Si le journaliste était de gauche, c’était l’inverse. De nombreux historiens israéliens, palestiniens, anglo-saxons, libanais, français ont écrit leur histoire de la guerre du Liban. On trouve des récits imaginaires où des wanna-be espions se sont inventé une vie. Chacun des politiciens libanais publiera aussi un ou deux ouvrages pour nous expliquer son Liban et les erreurs qui ont été commises par les autres. Après la lecture de ces livres, je me suis demandé s’ils parlaient tous du même pays et de la même guerre.